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mercredi 24 juillet 2013

La Cour de Cassation est-elle impartiale ?

Ce n'est pas l'avis de la Cour Européenne des Droits de l'Homme qui juge par cette décision que  dans les circonstances de la cause, l’impartialité de la Cour de cassation pouvait susciter des doutes sérieux et que les craintes du requérant à cet égard pouvaient passer pour objectivement justifiées.




 

"AFFAIRE MORICE c. FRANCE

 

(Requête no 29369/10)

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

 

STRASBOURG

 

11 juillet 2013

 

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


 


En l’affaire Morice c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Ganna Yudkivska,
André Potocki,
Paul Lemmens,
Aleš Pejchal, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 juin 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 29369/10) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Olivier Morice (« le requérant »), a saisi la Cour le 7 mai 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté par Mes C. Audhoui et J. Tardif, avocats à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3.  Le requérant allègue ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention et avoir subi une atteinte à sa liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention.

4.  Le 6 septembre 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5.  Le requérant est né en 1960 et réside à Paris.

A.  Le contexte de l’affaire

6.  Le 19 octobre 1995, le juge Bernard Borrel, alors détaché auprès du ministre de la Justice de Djibouti en tant que conseiller technique, fut retrouvé mort à quatre-vingts kilomètres de la ville de Djibouti. Son corps, à demi dénudé et en partie carbonisé, gisait à une vingtaine de mètres en contrebas d’une route isolée. Début novembre 1995, l’enquête menée par la gendarmerie locale conclut au suicide par immolation.

7.  En novembre 1995, une information judiciaire fut ouverte à Toulouse pour recherche des causes de la mort du magistrat. Le corps, dès son rapatriement en France, fut inhumé à Toulouse. En février 1996, une autopsie fut pratiquée sur la dépouille du juge ; les résultats, communiqués à l’épouse du défunt, conclurent au suicide par auto-aspersion d’essence.

8.  En février 1997, Mme Élisabeth Borrel, la veuve de Bernard Borrel, contestant cette thèse, se constitua partie civile en déposant plainte contre personne non dénommée pour assassinat. En avril 1997, une information judiciaire fut ouverte. En juillet 1997, une étude médico-légale privée, commandée par la partie civile, rendit ses conclusions selon lesquelles l’absence totale de produit de carbonisation dans les poumons du juge révélait que le feu avait pris alors qu’il était déjà mort. L’instruction fut par la suite dépaysée à Paris, le dossier étant confié fin octobre 1997 à la juge M., qui s’adjoignit les services du juge L.L., tous deux du pôle des juges d’instruction du tribunal de grande instance de Paris.

9.  En mars 1999, les magistrats instructeurs se rendirent à Djibouti, hors la présence des parties civiles.

10.  Alors que Mme Borrel contestait la thèse du suicide, un témoin, réfugié en Belgique et ancien membre de la garde présidentielle djiboutienne, donna en décembre 1999 du crédit à la thèse de l’assassinat, mettant en cause l’ancien chef de cabinet du président de la République de Djibouti. Ce témoignage suscita une vive polémique, dont la presse écrite et audiovisuelle se fit l’écho. En janvier 2000, la juge M. auditionna ce témoin à Bruxelles, à la suite de quoi ce dernier remit en cause son impartialité, alléguant avoir subi des pressions de la part de la juge afin qu’il revienne sur son témoignage.

11.  Dans le cadre de l’information suivie du chef d’assassinat, trois syndicats de magistrats se constituèrent partie civile, dont l’Union syndicale des magistrats (« USM ») le 2 février 2000. Enfin, début mars 2000, les juges d’instruction, accompagnés de la directrice de l’institut médico-légal de Paris et du procureur de la République adjoint de Paris, se déplacèrent de nouveau à Djibouti pour y réaliser une reconstitution des faits, sans la présence des parties civiles qui en avaient fait la demande mais s’étaient vu refuser leurs demandes de visas.

12.  Le 21 juin 2000, les deux magistrats instructeurs furent dessaisis du dossier par la cour d’appel de Paris en raison de leur refus, jugé injustifié, d’ordonner un nouveau transport à Djibouti en présence des parties civiles. Le dossier fut confié à un autre juge d’instruction, P.

B.  Les poursuites diligentées contre le requérant

13.  Le requérant est l’avocat de Mme Borrel.

14.  Le 4 juillet 2000, eut lieu à Paris une assemblée générale des magistrats du siège du tribunal de grande instance de Paris qui examina notamment la situation de la juge M. La presse avait annoncé en effet que le Garde des sceaux avait saisi le Conseil supérieur de la magistrature d’un dossier concernant l’église de scientologie qu’elle instruisait et dans lequel il y avait eu des dysfonctionnements. Au cours de cette réunion, le juge J.M. s’exprima comme suit :

« Il n’est pas interdit aux magistrats de base de dire que nous sommes proches de Mme M. Il n’est pas interdit de dire que Mme M. a notre soutien et notre confiance. »

15.  Le 6 septembre 2000, le requérant et un de ses confrères adressèrent une lettre à la Garde des sceaux dans le cadre de l’instruction sur le décès du juge Borrel. Ils y déclaraient saisir à nouveau la ministre de la Justice « du comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté, des magistrats Mme M. et M. L.L. » et demandaient que soit ordonnée une enquête de l’inspection générale des services judiciaires sur « les nombreux dysfonctionnements qui ont été mis à jour dans le cadre de l’information judiciaire ».

Ils ajoutaient que, à la suite du dessaisissement des juges d’instruction M. et L.L. par arrêt de la chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris du 21 juin 2000, la totalité des pièces avait été transmise au nouveau magistrat saisi le 23 juin 2000. Constatant que la cassette vidéo enregistrée lors d’un transport sur les lieux des juges d’instruction, hors la présence des parties civiles, ne figurait pas au dossier communiqué, les avocats protestèrent le 1er août 2000 auprès du nouveau juge d’instruction.

Ils soulignaient que le juge avait obtenu le jour-même cette pièce, ce qui démontrait, selon eux, que les juges M. et L.L. « avaient gardé par devers eux cette cassette vidéo, qu’ils avaient d’ailleurs omis de placer sous scellés, plus d’un mois après leur dessaisissement ».

Ils exposaient encore que le juge, en ouvrant la jaquette de la cassette, avait découvert un pli cacheté adressé à la juge M. et dont ils estimaient que « son contenu est édifiant et la qualité littéraire de cette lettre est telle qu’elle nous oblige à vous la retranscrire en totalité, d’autant qu’elle émane du procureur de la République de Djibouti, Monsieur D.S. ». Cette lettre se lisait :

« Salut Marie-Paule,

Je t’envoie comme convenu la cassette vidéo du transport au Goubet. J’espère que l’image sera satisfaisante.

J’ai regardé l’émission « Sans aucun doute » sur TF1.

J’ai pu constater à nouveau combien Madame Borrel et ses avocats sont décidés à continuer leur entreprise de manipulation.

Je t’appellerai bientôt.

Passe le bonjour à Roger s’il est rentré, de même qu’à J.C.D.

Je t’embrasse. Djama. »

Les avocats poursuivaient ainsi leur courrier :

« La forme et le fond de ce courrier révèlent au surplus une surprenante et regrettable intimité complice entre les magistrats français et le procureur de la République de Djibouti, autorité judiciaire se trouvant sous la dépendance directe du Gouvernement dont le chef (...) est soupçonné très ouvertement et très sérieusement d’être l’instigateur de l’assassinat de Bernard Borrel.

Ce type d’information est évidemment de nature à expliquer la volonté ferme et constante qu’ont eue les juges d’instruction d’interdire aux parties civiles et à leurs avocats d’assister aux reconstitutions tenues à Djibouti.

Vous savez que cette affaire particulièrement délicate concerne la mort d’un magistrat français et que son épouse, elle-même magistrat, ne peut admettre que d’autres magistrats se comportent de la sorte, au mépris des règles les plus élémentaires, non seulement de la procédure, mais encore du respect dû aux victimes.

Dans ces conditions, nous sommes amenés à insister auprès de vous pour que vous puissiez nous assurer que toute la lumière sera faite sur l’ensemble de ces dysfonctionnements (...). »

16.  Le 7 septembre 2000, parut dans le journal Le Monde un article intitulé « Affaire Borrel : remise en cause de l’impartialité de la juge M. ».

Le journaliste y relatait que les avocats de Mme  Borrel avaient « vivement » mis en cause la juge M. auprès de la Garde des sceaux. Il était précisé que celle-ci était accusée par le requérant et son confrère d’avoir « un comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté » et qu’elle semblait « avoir omis de coter et de transmettre une pièce de procédure à son successeur ». Il était également indiqué : « les juges M. et L.L. avaient gardé par devers eux cette cassette, proteste Me Olivier Morice, qu’ils avaient d’ailleurs omis de placer sous scellés, plus d’un mois après leur dessaisissement. »

Le journaliste poursuivait : « Pire, dans l’enveloppe le juge P. a découvert un mot manuscrit et assez familier de D.S., le procureur de la République de Djibouti. » La note trouvée dans la jaquette de la cassette était ensuite reproduite. L’article se poursuivait dans les termes suivants : « Les avocats de Mme Borrel sont évidemment furieux. Cette pièce démontre l’étendue de la connivence qui existe entre le procureur de Djibouti et les magistrats français, assure Me Morice, et on ne peut qu’être scandalisés. » Il était ensuite précisé que les avocats avaient réclamé une enquête de l’inspection générale des services judiciaires à la Garde des sceaux.

17.  Les 12 et 15 octobre 2001, les deux magistrats mis en cause déposèrent plainte avec constitution de partie civile, pour diffamation publique envers un fonctionnaire public, contre le directeur du journal Le Monde, l’auteur de l’article et le requérant. Ceux-ci furent renvoyés devant le tribunal de grande instance de Nanterre par une ordonnance de renvoi du juge d’instruction en date du 2 octobre 2001. La plainte portait sur les passages suivants de l’article publié le 7 septembre 2000 :

« Celle-ci [la juge M.] est accusée par Mes Olivier Morice et L.D. d’avoir « un comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté » et semble avoir omis de coter et de transmettre une pièce de procédure à son successeur. »

« Les juges M. et L.L. avaient gardé par devers eux cette cassette, proteste Me Olivier Morice, qu’ils avaient d’ailleurs omis de placer sous scellés, plus d’un mois après leur dessaisissement. »

« Pire, dans l’enveloppe le juge P. a découvert un mot manuscrit et assez familier. »

« Les avocats de Mme  Borrel sont évidemment furieux.. « Cette pièce démontre l’étendue de la connivence qui existe entre le procureur de Djibouti et les magistrats français », assure Me Morice, « et on ne peut qu’être scandalisés. »

18.  L’audience devant le tribunal eut lieu le 2 avril 2002 et le jugement fut rendu le 4 juin 2002.

19.  Le requérant invoqua en premier lieu le bénéfice de l’immunité prévue par l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Le tribunal rejeta cet argument en considérant que la démarche entreprise par le requérant et son confrère auprès de la Garde des sceaux ne pouvait en aucun cas être analysée comme se rattachant à des débats judiciaires ou à des écrits produits devant une juridiction au sens de l’article 41 de cette loi.

20.  Le tribunal examina ensuite le caractère diffamatoire des propos en cause. Il releva d’emblée que celui-ci n’avait pas « été véritablement contesté » et que le requérant « revendiqu[ait] la teneur des imputations qu’il estim[ait] entièrement fondées ».

Concernant le premier passage, le tribunal releva que la citation était exacte, la lettre au ministre ayant été versée au dossier. Il ajouta que « l’accusation d’impartialité et de déloyauté à l’encontre d’un juge constitue, à l’évidence, une imputation particulièrement diffamatoire, puisqu’elle revient à mettre en cause ses qualités, sa rigueur morale et professionnelle et en somme sa capacité à exercer des fonctions de magistrat ».

21.  Pour ce qui est de la cassette, il nota que les propos traduisaient « au moins une négligence fautive dans le suivi du dossier d’instruction et [jetaient] aussi un doute sur la probité professionnelle des deux magistrats instructeurs ». Il ajouta que la lecture de l’ensemble laissait croire que la cassette n’avait pu prendre place dans la procédure que parce qu’elle avait été réclamée par les avocats, puis par le juge lui-même, et qu’il aurait « fallu en quelque sorte déjouer et dénoncer une sorte d’obstruction de la part des juges M. et L.L. ». Il estima que de telles assertions devaient être qualifiées de diffamatoires en ce qu’elles portent nécessairement atteinte à l’honneur et à la considération au sens de l’article 29 de la loi sur la presse.

22.  Pour ce qui est enfin du dernier passage incriminé, le tribunal nota que la portée diffamatoire du terme « connivence » était la seule qui avait été débattue. Il releva que ce terme faisait suite à plusieurs autres passages diffamatoires dont les termes très fortement négatifs (« et on ne peut qu’être scandalisés ») démontraient la portée qui avait voulu être donnée au terme de « connivence ». Selon le tribunal, ce terme sous-entendait clairement, et sans extrapolation, qu’en raison de bonnes relations entretenues avec le procureur de la République de Djibouti, les juges M. et L.L avaient pu agir en accord avec ce magistrat d’un pays étranger pour instruire l’affaire de manière partiale et déloyale, au mépris des principes fondamentaux du droit et de la fonction d’un juge du siège. Il estima que ces propos apparaissaient d’autant plus gravement diffamatoires que l’article précisait ensuite que les avocats demandaient au Garde des sceaux une enquête de l’inspection générale des services, ce qui laissait supposer que l’on disposait d’éléments sérieux justifiant une telle mise en cause.

23.  Quant à la culpabilité du requérant, le tribunal releva que la loi du 29 juillet 1881 prévoit qu’une personne qui fournit des informations diffamatoires à un journaliste, en sachant que celles-ci seront publiées, peut être convaincue de complicité de diffamation publique. Il constata qu’en l’espèce, le requérant avait confirmé à l’audience avoir eu un contact téléphonique avec le journaliste ayant rédigé l’article et avoir tenu les propos repris dans celui-ci. Le tribunal conclut qu’il était établi que le requérant avait fourni, pour être rendues publiques, des informations à un journaliste du quotidien Le Monde, en tenant des propos dont le caractère diffamatoire était « patent ».

24.  Sur l’offre de preuve présentée par le requérant, le tribunal rappela que, pour être retenue, la preuve qu’on entend rapporter doit être parfaite et complète et corrélative à l’ensemble des imputations retenues comme diffamatoires. Pour ce qui est des manquements de l’instruction, le tribunal releva que celle-ci était toujours en cours et que l’arrêt du 21 juin 2000 exprimait une désapprobation du refus des juges saisis de procéder à la reconstitution demandée par la partie civile et en tirait les conséquences en prononçant leur dessaisissement. Il estima toutefois qu’on ne pouvait en déduire que l’ensemble des critiques formulées à la barre à l’encontre du déroulement de l’instruction devait être considéré comme fondé. Pour ce qui est de la rétention de la cassette, le tribunal nota qu’aucune offre de preuve n’était sérieusement faite pour établir une faute professionnelle et un comportement déloyal de la part des juges d’instruction. En ce qui concerne enfin la « connivence », le tribunal souligna qu’une éventuelle convergence d’opinion entre magistrats dont la portée exacte n’est pas déterminée, ne démontre en rien une complicité coupable nouée dans le but de fausser la procédure d’instruction. Il conclut que le requérant avait échoué dans toutes ses offres de preuve.

25.  Au soutien de sa bonne foi, le requérant invoqua les devoirs inhérents à sa mission de défense et les résultats obtenus à la suite des demandes de la partie civile depuis le dessaisissement des juges M. et L.L. Le tribunal lui refusa toutefois le bénéfice de la bonne foi en estimant que la mise en cause professionnelle et morale très virulente des magistrats instructeurs dépassait à l’évidence le droit de libre critique légitimement admissible.

26.  Le tribunal déclara donc le requérant complice de diffamation publique à l’égard des juges M. et L.L. Il le condamna à une amende de 4 000 euros (EUR) et à verser, solidairement avec le journaliste et le directeur de publication du Monde, 7 500 EUR à chacun des deux magistrats mis en cause. Il ordonna également l’insertion d’un encart dans le journal Le Monde, à leurs frais partagés.

27.  Toutes les parties au procès firent appel de ce jugement

28.  La cour d’appel de Versailles rendit un arrêt le 28 mai 2003. Elle jugea l’action du juge L.L. prescrite et confirma les déclarations de culpabilité des trois prévenus à l’égard de la juge M.  Elle modifia le montant des amendes dues par les coïnculpés du requérant, les portant de respectivement 500 et 800 euros à 3 000 et 1 500 euros. Elle confirma toutefois le montant de l’amende infligée au requérant ainsi que celui des dommages et intérêts et la condamnation à la publication d’un encart dans le quotidien Le Monde.

29.  Par un arrêt du 12 octobre 2004, rendu sur les pourvois formés par le requérant et le juge L.L., la Cour de cassation, relevant une contradiction de motifs et jugeant non prescrite l’action du juge L.L., cassa l’arrêt de la cour d’appel dans toutes ses dispositions. Elle renvoya l’affaire devant la cour d’appel de Rouen, qui se trouva ainsi saisie des actions publiques et civiles à l’égard des trois prévenus concernant le juge L.L. et des actions publique et civile à l’égard du seul requérant pour ce qui est de la juge M.

30.  Après plusieurs renvois, l’audience devant la cour d’appel de Rouen se tint le 30 avril 2008.

31.  Dans son arrêt du 16 juillet 2008, celle-ci revint sur le caractère diffamatoire des propos litigieux.

32.  Pour ce qui est du comportement de la juge M., la cour estima que, dire d’un magistrat instructeur qu’il a eu dans le traitement d’un dossier un « comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté », soit un comportement contraire à l’éthique professionnelle et à son serment de magistrat, constitue une accusation particulièrement diffamatoire puisqu’elle revient à lui imputer une absence de probité, un manquement délibéré à ses devoirs dans l’exercice de ses fonctions et à remettre en cause sa capacité à les exercer.

33.  Quant au retard de transmission de la cassette, la cour releva que les propos tenus par le requérant, non seulement imputaient aux juges une négligence fautive dans le suivi du dossier, jetant un discrédit sur le sérieux professionnel de ces magistrats, mais surtout sous-entendaient que ces derniers avaient délibérément gardé par devers eux la cassette après leur dessaisissement, au moins dans un but d’obstruction. Seule l’intervention des avocats auprès du juge P., suivie de celle de ce magistrat auprès de la juge M. auraient permis d’obtenir cette pièce, finalement transmise le 1er août 2000.

La cour d’appel ajouta que de telles assertions, imputant à ces magistrats un manquement délibéré aux devoirs de leur charge et une absence de probité dans l’accomplissement de leurs fonctions, constituaient l’imputation de faits portant atteinte à l’honneur et à la considération de ces derniers. Elle estima que tel était d’autant plus le cas que le requérant, évoquant le mot écrit de la main du procureur de Djibouti, confirmait ce climat de suspicion et le comportement blâmable de ces magistrats en déclarant que cette pièce démontrait l’étendue de la « connivence » entre eux.

Elle releva sur ce point que le terme employé sous-entendait qu’en raison des bonnes relations entre eux, la juge M. avait pu dissimuler la vérité, instruire d’une manière partiale et déloyale, au mépris de l’éthique professionnelle et des principes fondamentaux régissant la fonction de magistrat. La cour ajouta qu’une telle assertion, imputant à ces deux magistrats d’avoir pu méconnaître totalement les devoirs de leurs charges, portait à elle seule gravement atteinte à leur honneur et à leur considération. Elle ne faisait que conforter le caractère diffamatoire des propos précédents, ce d’autant plus que l’article ajoutait que les avocats avaient demandé au Garde des sceaux une enquête de l’inspection générale des services judiciaires.

34.  La cour d’appel conclut que les passages poursuivis caractérisaient une diffamation publique à l’égard de fonctionnaires publics.

35.  Sur l’offre de preuves faite par le requérant, la cour d’appel, se référant pour partie aux arguments du tribunal, estima qu’aucune des pièces produites ne démontrait de la part des deux magistrats un comportement déloyal et partial ou un manquement aux devoirs de leur charge et à la probité dans l’instruction du dossier relative au décès du juge Borrel. Elle conclut que la preuve de la vérité des faits diffamatoires n’était pas rapportée.

36.  En ce qui concerne la bonne foi invoquée par le requérant, la cour releva que celui-ci invoquait les devoirs inhérents à sa mission de défense, les résultats obtenus dans le dossier depuis le changement de juge d’instruction, et des décisions de justice intervenues depuis cette date. Elle souligna toutefois qu’à la date de la parution de l’article, la mise en cause morale et professionnelle très virulente des deux juges, par des propos mettant gravement en cause leur impartialité et leur honnêteté intellectuelle et dépassant largement le droit de libre critique, n’avait plus aucun intérêt procédural puisque ceux-ci avaient déjà été déchargés du dossier.

37.  Elle estima que les propos particulièrement diffamatoires, tenus par le requérant par voie de presse, à l’encontre de deux magistrats étaient révélateurs, par leur caractère excessif, de l’intensité du conflit l’ayant opposé en particulier à la juge M. Elle jugea qu’ils s’analysaient comme un « règlement de compte a posteriori » ainsi qu’en témoignait leur publication, voulue par le requérant, dans un article paru dans Le Monde daté du 7 septembre 2000. Or, selon elle, à cette date, le requérant ne pouvait pas ignorer que la chambre de l’instruction de Paris venait d’être saisie, sur sa demande en tant qu’avocat des parties civiles, du dossier de l’église de scientologie dans lequel la juge M., chargée de l’instruction, était soupçonnée d’être à l’origine d’une disparition de pièces. Elle conclut que cela traduisait, de la part du requérant, une animosité personnelle et une volonté de discréditer ces magistrats, en particulier la juge M., avec laquelle il était en conflit dans plusieurs procédures, excluant toute bonne foi.

38.  En conséquence, la cour d’appel confirma le jugement de première instance, déclara le requérant coupable de complicité du délit de diffamation envers un fonctionnaire public, le condamna à une amende de 4 000 EUR et, solidairement avec ses deux coïnculpés, au paiement de 7 500 EUR de dommages et intérêts à chacune des parties civiles. Elle ordonna également la publication d’un communiqué dans le journal Le Monde.

39.  Les prévenus et la juge M. se pourvurent en cassation contre cet arrêt.

Le requérant invoquait notamment l’article 10 de la Convention en faisant valoir que l’immunité de l’article 41 de la loi sur la presse protège l’avocat au regard de tout propos prononcé ou tout écrit produit dans le cadre de tout type de procédure juridictionnelle, notamment disciplinaire. Il soutenait qu’il s’ensuivait que la lettre du 6 septembre 2000, adressée à la Garde des sceaux et qui avait pour finalité la saisine du Conseil supérieur de la magistrature de poursuites visant deux magistrats ayant eu en charge l’instruction de ce dossier, entrait dans le cadre de la défense des intérêts de la partie civile. Dès lors, selon lui, la cour d’appel ne pouvait refuser d’accorder l’immunité juridictionnelle aux propos éventuellement diffamatoires que cette lettre contenait en se fondant sur la circonstance qu’elle ne constituait pas un acte de saisine figurant au nombre des écrits visés par l’article 41 de la loi susvisée.

40.  Sur ce point, la Cour de cassation estima que la cour d’appel avait justifié sa décision en considérant que le fait de rendre publique la démarche entreprise auprès de la Garde des sceaux, dans le but d’obtenir l’ouverture d’une enquête de l’inspection générale des services judiciaires sur les dysfonctionnements imputés aux deux juges d’instruction, ne constituait pas un acte de saisine du Conseil supérieur de la magistrature et ne se rattachait pas à un débat mettant en œuvre l’exercice des droits de la défense devant une juridiction.

41.  Le requérant invoquait également l’article 10 de la Convention en faisant valoir que les propos incriminés traitaient d’une affaire judiciaire médiatisée de longue date et de la manière discutable dont avait été dirigée l’instruction. Eu égard à l’importance du sujet d’intérêt général dans le cadre duquel ces propos s’inséraient, la cour d’appel ne pouvait retenir qu’il avait dépassé les limites de sa liberté d’expression.

42.  Il arguait du fait que la bonne foi s’apprécie au regard des propos incriminés qui ont été publiés. Il ajoutait que le seul fait qu’il ait eu un différend avec l’un des magistrats, dans le cadre d’une autre procédure, ne permettait pas d’établir qu’il était mû par une animosité personnelle.

Enfin, il soutenait que les opinions exprimées sur le fonctionnement d’une institution fondamentale de l’État, telle que le déroulement d’une information pénale, ne sont pas subordonnées à la prudence dans l’expression de la pensée.

43.  La Cour de cassation estima que la cour d’appel avait justifié sa décision. En effet, si toute personne a droit à la liberté d’expression et si le public a un intérêt légitime à recevoir des informations relatives aux procédures en matière pénale ainsi qu’au fonctionnement de la justice, l’exercice de ces libertés comporte des devoirs et responsabilités et peut être soumis, comme dans le cas de l’espèce où les limites admissibles de la liberté d’expression dans la critique de l’action de magistrats ont été dépassées, à des restrictions ou sanctions prévues par la loi qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la protection de la réputation des droits d’autrui.

Elle rejeta les pourvois par arrêt du 10 novembre 2009. Dans la formation qui rendit cet arrêt siégeait notamment M. J.M. (voir paragraphe 15 ci-dessus).

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

44.  Les dispositions pertinentes de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse se lisent comme suit :

Article 29

« Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l’identification  est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés.

Toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait est une injure. »

Article 31

« Sera punie de la même peine, la diffamation commise par les mêmes moyens, à raison de leurs fonctions ou de leur qualité, envers un ou plusieurs membres du ministère, un ou plusieurs membres de l’une ou de l’autre Chambre, un fonctionnaire public (...) »

Article 41

« (...) Ne donneront lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage, ni le compte rendu fidèle fait de bonne foi des débats judiciaires, ni les discours prononcés ou les écrits produits devant les tribunaux.

Pourront néanmoins les juges, saisis de la cause et statuant sur le fond, prononcer la suppression des discours injurieux, outrageants ou diffamatoires, et condamner qui il appartiendra à des dommages-intérêts.

Pourront toutefois les faits diffamatoires étrangers à la cause donner ouverture, soit à l’action publique, soit à l’action civile des parties, lorsque ces actions leur auront été réservées par les tribunaux, et, dans tous les cas, à l’action civile des tiers. »

Article 42

« Seront passibles, comme auteurs principaux des peines qui constituent la répression des crimes et délits commis par la voie de la presse, dans l’ordre ci-après, savoir :

1o Les directeurs de publications ou éditeurs, quelles que soient leurs professions ou leurs dénominations, et, dans les cas prévus au deuxième alinéa de l’article 6, de les codirecteurs de la publication ;

2o A leur défaut, les auteurs ;

3o A défaut des auteurs, les imprimeurs ;

4o A défaut des imprimeurs, les vendeurs, les distributeurs et afficheurs.

Dans les cas prévus au deuxième alinéa de l’article 6, la responsabilité subsidiaire des personnes visées aux paragraphes 2o, 3o et 4o du présent article joue comme s’il n’y avait pas de directeur de la publication, lorsque, contrairement aux dispositions de la présente loi, un codirecteur de la publication n’a pas été désigné. »

Article 55

« Quand le prévenu voudra être admis à prouver la vérité des faits diffamatoires, conformément aux dispositions de l’article 35 de la présente loi, il devra, dans le délai de dix jours après la signification de la citation, faire signifier au ministère public ou au plaignant au domicile par lui élu, suivant qu’il est assigné à la requête de l’un ou de l’autre :

1o Les faits articulés et qualifiés dans la citation, desquels il entend prouver la vérité ;

2o La copie des pièces ;

3o Les noms, professions et demeures des témoins par lesquels il entend faire la preuve.

Cette signification contiendra élection de domicile près le tribunal correctionnel, le tout à peine d’être déchu du droit de faire la preuve. »

45.  Le code de procédure pénale dispose notamment, concernant la récusation des juges :

Article 668

« Tout juge ou conseiller peut être récusé pour les causes ci-après :

(...)

9o S’il y a eu entre le juge (...) et une des parties toutes manifestations assez graves pour faire suspecter son impartialité. »

Article 674-1

« La demande en récusation d’un magistrat de la Cour de cassation, saisie en matière pénale, doit être motivée ; elle est déposée au greffe. Le ministère d’un avocat n’est pas obligatoire. »

Article 674-2

« La chambre compétente statue dans le mois du dépôt de la requête au greffe, après observations du magistrat récusé.

Pour le surplus, les dispositions du livre II, titre XX, du Code de procédure civile seront observées. »

46.  Le code de procédure civile dispose :

Article 346

« Le juge, dès qu’il a communication de la demande, doit s’abstenir jusqu’à ce qu’il ait été statué sur la récusation.

En cas d’urgence, un autre juge peut être désigné, même d’office, pour procéder aux opérations nécessaires. »

Article 1027

« La demande de récusation d’un magistrat de la Cour de cassation est examinée par une chambre autre que celle à laquelle l’affaire est distribuée et qui est désignée par le premier président. »

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

47.  Le requérant allègue une violation de l’article 6 § 1 de la Convention et soutient que sa cause n’a pas été examinée de manière équitable et par un tribunal impartial devant la Cour de cassation. Il expose en effet que M. J.M., qui faisait partie de la formation ayant statué sur son pourvoi, avait préalablement et publiquement exprimé son soutien à la juge M. lors de l’assemblée générale des magistrats du tribunal de grande instance de Paris du 4 juillet 2000.

L’article 6 § 1 se lit notamment comme suit :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

A.  Sur la recevabilité

48.  Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes au sens de l’article 35 de la Convention.

49.  Il expose que le requérant aurait pu demander la récusation de M. J.M. en arguant de sa partialité. Il se réfère aux articles 668, 674-1 et 674-2 du code de procédure pénale et précise que la procédure pour demander la récusation d’un magistrat est simple puisque la demande, motivée, doit être déposée au greffe de la Cour de cassation par la partie elle-même ou un avocat.

50.  Le Gouvernement ajoute qu’il s’agit d’un recours adéquat puisque, conformément au code de procédure civile, la demande de récusation produit un effet suspensif. En effet, dès qu’il a connaissance de la demande, le magistrat doit s’abstenir, jusqu’à ce qu’il ait été statué sur sa récusation.

51.  Il conteste que le requérant ait pu découvrir seulement à la lecture de l’arrêt que M. J.M. avait siégé dans l’affaire.

52.  Il expose que les débats ont lieu devant une formation collégiale, dont la composition est fixée par l’ordonnance du premier Président, et que le requérant en a eu nécessairement connaissance, ou a pu en avoir connaissance. Il joint à ses observations l’ordonnance du premier Président de la Cour de cassation en date du 28 janvier 2009 qui précise, entre autres, que M. J.M. siégerait à la Chambre criminelle à compter du 2 février 2009.

53.  Il ajoute que, depuis septembre 2009, les avocats aux conseils sont immédiatement informés par écrit de l’évolution des pourvois, lorsqu’une affaire est renvoyée en formation de section et non en formation restreinte. En outre, plusieurs semaines avant l’audience, les avocats sont avertis par un avis du parquet de la date à laquelle leur affaire sera examinée et peuvent demander à plaider s’ils l’estiment nécessaire.

Il produit sur ce point le « bureau virtuel » du pourvoi du requérant qui récapitule les différentes étapes du traitement de l’affaire devant la Cour de cassation, ainsi que le rapport du conseiller rapporteur qui mentionnent tous les deux un examen en « formation restreinte ».

Il estime que le requérant disposait donc du temps nécessaire pour déposer une demande de récusation.

54.  Le Gouvernement souligne enfin que l’avocat au Conseil d’état et à la Cour de cassation n’a pu manquer de remarquer la présence de M. J.M. au cours de l’audience durant laquelle il a plaidé. Or, il aurait pu encore valablement former une demande de récusation à ce stade, ce qu’il n’a pas fait.

Dès lors, selon lui, la partie qui n’a pas récusé un juge avant la clôture des débats, alors qu’elle avait la possibilité de le faire, est supposée avoir renoncé sans équivoque à cette faculté.

55.  Le Gouvernement se réfère sur ce point à la jurisprudence de la Cour et souligne que celle-ci a déjà estimé que la demande de récusation était un recours effectif.

56.  Le requérant expose qu’en l’espèce, ni lui-même, ni son avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, n’était en mesure de savoir que M. J.M. siégerait.

Il souligne qu’en effet, les pièces produites par le Gouvernement démontrent au contraire que M. J.M. ne devait pas siéger à cette audience.

Tout d’abord, le rapport du Conseiller déposé le 21 juillet 2009 précise qu’« un projet a été établi et une orientation en formation restreinte proposée ».

Ensuite, le « Bureau virtuel du dossier » du requérant mentionne à la date du 13 octobre 2009: « Audience (Section 1 Procédure Formation restreinte) ».

57.  Le requérant indique que la formation restreinte est une formation de trois magistrats de la Section concernée : le président de la Chambre, le Doyen et le Conseiller rapporteur. Or, M. J.M. n’ayant aucune de ces trois qualités, le requérant ne pouvait s’attendre à ce qu’il siège dans son affaire.

Néanmoins, c’est finalement une formation de Section plus large, composée de dix magistrats, dont M. J.M., qui a statué sur le pourvoi du requérant, sans que son avocat en ait été informé. Il estime qu’il a ainsi été trompé sur la composition réelle de la Cour de cassation et privé de ce fait de la faculté de récusation.

58.  Le requérant produit également trois avis à avocat émanant du greffe criminel de la Cour de cassation, datés respectivement des 15 septembre, 14 et 27 octobre 2009 et dans lesquels il est indiqué que l’affaire sera ou a été examinée en formation restreinte le 13 octobre 2009.

59.  Il rappelle que la procédure devant la Cour de cassation est écrite et que son avocat n’avait aucune obligation de se déplacer à l’audience du 13 octobre 2009.

60.  Il conclut qu’il n’avait aucune raison de demander la récusation d’un magistrat qui ne devait pas faire partie de la formation appelée à statuer sur son pourvoi. Il ajoute que c’est l’arrêt définitif du 10 novembre 2009 qui a révélé la composition exacte de la Chambre lors du délibéré.

61.  La Cour rappelle que la finalité de l’article 35 est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne soient soumises aux organes de la Convention (voir, par exemple, Remli c. France, 23 avril 1996, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1996-II, et Selmouni c. France[GC], no 25803/94, § 74, CEDH 1999-V).

62.  S’agissant d’une allégation aux termes de laquelle un tribunal ne remplit pas les conditions d’indépendance ou d’impartialité requises par l’article 6 § 1 de la Convention, la possibilité de former une demande de récusation que prévoit le droit français peut passer pour un recours effectif au sens de l’article 35 § 1 de la Convention, et quand se trouve en cause l’impartialité d’un membre donné d’une juridiction, la procédure de récusation doit être mise en œuvre (Huglo Lepage et Associés SCP c. France (déc.), no 59477/00, 30 mars 2004 et Roussin c. France (déc.), no 44674/08, 19 octobre 2010).

63.  La Cour relève qu’en l’espèce, il ressort des documents fournis aussi bien par le requérant que par le Gouvernement que l’affaire devait être examinée par une formation restreinte de la Section I de la Chambre criminelle de la Cour de cassation.

Ainsi, le rapport du Conseiller rapporteur daté du 21 juillet 2009, le bureau virtuel du dossier à la Cour de cassation, de même que les trois avis à partie délivrés respectivement les 15 septembre, 14 et 27 octobre 2009 mentionnent-ils tous un examen en formation restreinte, alors même que les deux derniers de ces documents ont été envoyés après la date de l’audience.

Dès lors, M. J.M., qui n’était ni président de la Chambre, ni Doyen, ni rapporteur, n’était pas supposé siéger dans cette affaire et le requérant n’avait aucune raison de penser qu’il le ferait.

64.  Pour ce qui est par ailleurs de la possibilité de soulever ce point à l’audience, la Cour note que la procédure devant la Cour de cassation est essentiellement écrite et qu’aucun élément du dossier ne tend à prouver que l’avocat du requérant y aurait assisté.

65.  Dans ces conditions, la Cour estime que le requérant n’avait aucun motif de demander la récusation de M. J.M. et donc aucune possibilité d’exercer le recours préconisé par le Gouvernement.

66.  L’exception soulevée par le Gouvernement doit donc être rejetée.

67.  Par ailleurs, la Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B.  Sur le fond

1.  Les arguments des parties

68.  Sur le fond, le requérant estime que le Gouvernement tente vainement de minimiser la prise de position de M. J.M. lors de l’Assemblée générale du tribunal de grande instance de Paris du 4 juillet 2000.

Il indique que ses propos, certes prononcés à la suite des poursuites disciplinaires contre la juge M. dans le dossier de l’église de scientologie, démontrent une proximité et un soutien de M. J.M. envers cette dernière, exprimés de manière large et non circonscrite au dossier de l’église de scientologie (voir paragraphe 14 ci-dessus). Il ajoute que la cour d’appel de Rouen a utilisé ce dossier pour le condamner.

69.  Le requérant fait observer en outre qu’il était également l’avocat de certaines parties civiles dans le dossier de l’église de scientologie et à l’origine des poursuites disciplinaires dont la juge M. avait fait l’objet, puisqu’il avait saisi la Garde des sceaux des difficultés rencontrées avec celle-ci dans ce dossier (voir paragraphe 37 ci-dessus).

70.  Le Gouvernement, quant à lui, souligne que les propos incriminés ont été tenus par M. J.M. presque dix ans auparavant, alors qu’il était magistrat au tribunal de grande instance de Paris. Il ajoute qu’ils l’ont été dans une autre enceinte et dans un autre contexte, celui d’un dossier concernant la Scientologie, et ne sauraient être considérés comme un soutien général et inconditionnel à la juge M.

2.  Appréciation de la Cour

a)  Principes généraux

71.  Les principes se dégageant de la jurisprudence en la matière ont été résumés par la Cour comme suit dans l’affaire Micallef c. Malte ([GC], no 17056/06, CEDH 2009).

« 93.  L’impartialité se définit d’ordinaire par l’absence de préjugé ou de parti pris et peut s’apprécier de diverses manières. Selon la jurisprudence constante de la Cour, aux fins de l’article 6 § 1, l’impartialité doit s’apprécier selon une démarche subjective, en tenant compte de la conviction personnelle et du comportement de tel juge, c’est-à-dire du point de savoir si celui-ci a fait preuve de parti pris ou préjugé personnel dans tel cas, et aussi selon une démarche objective consistant à déterminer si le tribunal offrait, notamment à travers sa composition, des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime quant à son impartialité (voir, entre autres, Fey c. Autriche, 24 février 1993, §§ 27, 28 et 30, série A no 255-A, et Wettstein c. Suisse, no 33958/96, § 42, CEDH 2000-XII).

94.  Pour ce qui est de la démarche subjective, le principe selon lequel un tribunal doit être présumé exempt de préjugé ou de partialité est depuis longtemps établi dans la jurisprudence de la Cour (voir, par exemple, Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, § 119, CEDH 2005‑XIII). La Cour a dit que l’impartialité personnelle d’un magistrat se présume jusqu’à preuve du contraire (Wettstein, précité, § 43). Quant au type de preuve exigé, la Cour s’est par exemple efforcée de vérifier si un juge avait témoigné d’hostilité ou de malveillance pour des raisons personnelles (De Cubber c. Belgique, 26 octobre 1984, § 25, série A no 86).

95.  Dans la très grande majorité des affaires soulevant des questions relatives à l’impartialité, la Cour a eu recours à la démarche objective. La frontière entre l’impartialité subjective et l’impartialité objective n’est cependant pas hermétique car non seulement la conduite même d’un juge peut, du point de vue d’un observateur extérieur, entraîner des doutes objectivement justifiés quant à son impartialité (démarche objective) mais elle peut également toucher à la question de sa conviction personnelle (démarche subjective) (Kyprianou, précité, § 119). Ainsi, dans des cas où il peut être difficile de fournir des preuves permettant de réfuter la présomption d’impartialité subjective du juge, la condition d’impartialité objective fournit une garantie importante de plus (Pullar c. Royaume-Uni, 10 juin 1996, § 32, Recueil 1996‑III).

96.  Pour ce qui est de l’appréciation objective, elle consiste à se demander si, indépendamment de la conduite personnelle du juge, certains faits vérifiables autorisent à suspecter l’impartialité de ce dernier. Il en résulte que, pour se prononcer sur l’existence, dans une affaire donnée, d’une raison légitime de redouter d’un juge ou d’une juridiction collégiale un défaut d’impartialité, l’optique de la personne concernée entre en ligne de compte mais ne joue pas un rôle décisif. L’élément déterminant consiste à savoir si l’on peut considérer les appréhensions de l’intéressé comme objectivement justifiées (Wettstein, précité, § 44, et Ferrantelli et Santangelo c. Italie, 7 août 1996, § 58, Recueil 1996-III).

97.  L’appréciation objective porte essentiellement sur les liens hiérarchiques ou autres entre le juge et d’autres acteurs de la procédure (voir les affaires de cours martiales, par exemple Miller et autres c. Royaume-Uni, nos 45825/9945826/99 et 45827/99, 26 octobre 2004 ; voir aussi les affaires ayant trait à la double fonction du juge, par exemple Mežnarić c. Croatie, no 71615/01, § 36, 15 juillet 2005, et Wettstein, précité, § 47, où l’avocat qui avait représenté les adversaires du requérant a ensuite jugé l’intéressé dans le cadre respectivement d’une même procédure et de procédures concomitantes) ; pareille situation justifiait objectivement des doutes quant à l’impartialité du tribunal et ne satisfaisait donc pas à la norme de la Convention en matière d’impartialité objective (Kyprianou, précité, § 121). Il faut en conséquence décider dans chaque cas d’espèce si la nature et le degré du lien en question sont tels qu’ils dénotent un manque d’impartialité de la part du tribunal (Pullar, précité, § 38).

98. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance ou, comme le dit un adage anglais « justice must not only be done, it must also be seen to be done » (il faut non seulement que justice soit faite, mais aussi qu’elle le soit au vu et au su de tous) (De Cubber, précité, § 26). Il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer aux justiciables. Doit donc se déporter tout juge dont on peut légitimement craindre un manque d’impartialité (Castillo Algar c. Espagne, 28 octobre 1998, § 45, Recueil 1998-VIII). »

b)  L’application des principes précités au cas d’espèce

72.  La Cour note que, dans la présente affaire, le requérant met en cause l’impartialité du juge J.M. En effet, celui-ci, lors de l’assemblée générale des magistrats du siège du tribunal de grande instance de Paris le 4 juillet 2000, se prononça comme suit au sujet de la juge M., mise en cause à propos de la manière dont elle gérait le dossier d’instruction d’une affaire visant la Scientologie :

« Il n’est pas interdit aux magistrats de base de dire que nous sommes proches de Mme M. Il n’est pas interdit de dire que Mme M. a notre soutien et notre confiance. »

73.  Elle relève en outre que le requérant était précisément l’avocat de certaines parties civiles dans le dossier de la Scientologie et qu’il avait lui-même saisi, à l’époque, la Garde des sceaux des difficultés rencontrées avec la juge M. dans l’instruction de cette affaire.

74.  Or, dans la procédure en cause ici, la juge M. s’était constituée partie civile notamment contre le requérant qui avait fait des déclarations concernant la manière dont l’instruction était menée dans l’affaire du juge Borrel.

75.  La Cour ne relève aucun élément dans le dossier tendant à prouver qu’en l’espèce le juge J.M. ait fait montre de préventions personnelles. Elle examinera donc l’affaire sous l’angle de l’impartialité objective.

76.  Elle constate que le juge J.M. a siégé dans la formation de la Chambre criminelle de la Cour de cassation qui s’est prononcée sur le pourvoi de la juge M. et du requérant dans l’affaire les opposant et les a rejetés, maintenant ainsi la condamnation du requérant. Or, il avait neuf ans auparavant manifesté publiquement son soutien et sa confiance à la juge M. à propos d’une autre affaire dans laquelle celle-ci était juge d’instruction et le requérant conseil d’une partie civile.

Même si la prise de position du juge J.M. remontait à plusieurs années, il n’en demeure pas moins que la juge M. instruisait déjà l’affaire Borrel à l’époque où le juge J.M. fit sa déclaration, que cette affaire avait des répercussions médiatiques et politiques importantes et qu’elle a connu depuis de nombreux rebondissements. De plus, la cour d’appel de Rouen, dans son arrêt du 16 juillet 2008, a souligné que la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris avait été saisie du dossier de l’église de scientologie, dans lequel la juge M. était soupçonnée d’être à l’origine d’une disparition de pièces, sur la demande du requérant, deux jours avant la publication de l’article litigieux, dans lequel ce fait était mentionné. Il apparaît ainsi à la Cour qu’il était clair que le requérant et la juge M. étaient en opposition tant dans le dossier pour lequel cette dernière a reçu le soutien du juge J. M. que dans celui où le juge J. M. a siégé en qualité de conseiller à la Cour de cassation. En outre, il convient de relever que le soutien du juge J.M. avait été exprimé dans un cadre officiel, l’assemblée générale des magistrats du siège du tribunal de grande instance de Paris, et avait un caractère assez général.

77.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que, dans les circonstances de la cause, l’impartialité de la Cour de cassation pouvait susciter des doutes sérieux et que les craintes du requérant à cet égard pouvaient passer pour objectivement justifiées.

78.  Il y a donc eu en l’espèce violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

79.  Le requérant dénonce une violation de son droit à la liberté d’expression. Il invoque l’article 10 de la Convention qui se lit :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A.  Sur la recevabilité

80.  La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B.  Sur le fond

1.  Arguments des parties

81.  Sans contester le fait que l’ingérence constituée par sa condamnation était prévue par la loi et poursuivait un but légitime, le requérant estime que la restriction dont il a fait l’objet n’était pas nécessaire et était disproportionnée.

Se référant à la jurisprudence de la Cour en la matière, le requérant indique qu’en matière de procédure pénale, il est impératif que le journaliste puisse obtenir des informations des parties civiles assistées de leur conseil, celles-ci n’étant d’ailleurs pas tenues au secret de l’instruction.

Il ajoute qu’il importe donc que l’avocat des parties civiles puisse exprimer des critiques, même sévères, sous peine de restreindre déraisonnablement l’information à laquelle le public peut avoir accès.

82.  Le requérant expose que la procédure concernant le juge Borrel est une affaire pénale sensible et médiatique, comme l’a déjà souligné la Cour et dont les circonstances font un sujet politique et diplomatique méritant une information élargie, notamment sur la manière dont a été menée l’instruction (July et Sarl Libération c. France, no 20893/03, § 67, CEDH 2008 (extraits).

83.   Selon lui, dans une affaire impliquant la raison d’État, la liberté de parole de l’avocat doit être au moins égale à celle accordée au journaliste et à la presse car il est, face à l’obstruction des services de l’État, « l’aiguillon » indispensable pour que la vérité ne soit pas étouffée.

Il estime que, même a posteriori, il est important d’informer le public sur les raisons sous-jacentes des errements de l’instruction, comme ce fut le cas dans le dossier relatif au décès du juge Borrel. Il ajoute que c’est donc en tant qu’avocat et pour l’unique défense des intérêts de sa cliente qu’il a expliqué au journaliste pourquoi son confrère et lui-même avaient saisi la Garde des sceaux en sollicitant que soit diligentée une enquête de l’inspection générale des services judiciaires, ce qui était la seule démarche possible.

84.  Dans ces conditions, le requérant est d’avis que les propos qu’il a tenus au journaliste étaient décents et que s’il a critiqué durement l’action des magistrats, il n’a pas été outrageant ou infâmant, mais a fait preuve de la dignité et de la mesure requises d’un avocat.

85.  Il ajoute qu’il a été retenu à tort contre lui une animosité personnelle et une volonté de discréditer les juges. Il expose que les démarches qu’il a faites dans le dossier de la Scientologie ont abouti puisque la chambre d’accusation a dessaisi la juge M. et que l’État français a été condamné à réparer le préjudice subi par les familles de victimes pour faute lourde de la justice.

86.  Quant à la proportionnalité de la sanction, le requérant souligne que la lourdeur des condamnations, aussi bien au civil qu’au pénal, sont de nature à le dissuader de prendre la parole dans les médias pour dénoncer les dysfonctionnements éventuels de la justice.

87.  Il en conclut que la restriction apportée à sa liberté d’expression n’était pas nécessaire dans une société démocratique, ni proportionnée au but poursuivi.

88.  Le Gouvernement estime lui aussi que l’ingérence était prévue par la loi et poursuivait un but légitime.

89.  Quant à la nécessité de l’ingérence, il se réfère à la jurisprudence de la Cour et expose que, dans la présente affaire, la nécessité de limiter la liberté d’expression tenait non seulement à la particulière gravité des propos, mais également au contexte dans lequel ils ont été tenus.

Il rappelle lui aussi le caractère sensible et très médiatique de l’enquête sur le décès du juge Borrel.

Il ne conteste pas que, parmi les questions d’intérêt général que relaie la presse, figurent celles relatives au fonctionnement de la justice et que la presse constitue un moyen dont dispose l’opinion publique pour s’assurer que les juges s’acquittent de leurs responsabilités conformément à leur mission.

90.  Le Gouvernement fait toutefois observer que la liberté d’expression de l’avocat ne saurait être la même que celle des journalistes et qu’elle peut connaître des restrictions.

En effet, les avocats, en tant qu’auxiliaires de la justice, doivent contribuer au bon fonctionnement de l’institution judiciaire et à la confiance qu’elle doit inspirer. Ils doivent donc témoigner d’une certaine retenue dans l’exercice de leur mission. L’État doit dès lors pouvoir sanctionner les atteintes qui seraient portées à cette confiance et qui troubleraient le bon fonctionnement de la justice.

91.  Il souligne qu’il ressort de la lecture des passages incriminés que ceux-ci visaient, de manière non équivoque, les deux magistrats en des termes attentatoires à leur honneur. Selon le Gouvernement, le requérant ne s’est pas borné à une critique générale des institutions judiciaires, mais s’est volontairement exprimé de manière partiale, sans la moindre prudence. Ses propos ne contribuaient en rien à un échange d’idées et dépassaient le simple débat sur le fonctionnement de l’institution judiciaire.

92.  Le Gouvernement fait encore observer que les juridictions internes ont analysé minutieusement chacun des propos reprochés et considéré qu’ils portaient incontestablement atteinte à la considération des deux juges en suggérant que ceux-ci avaient manqué à leurs devoirs et obligations professionnels. Ils dépassaient en conséquence les limites de la critique admissible.

93.  Il précise que les accusations suggérant qu’il aurait pu y avoir dissimulation d’une pièce du dossier de la part de la juge M. sont particulièrement graves en ce qu’elles sont susceptibles d’engager la responsabilité pénale du magistrat. Elles auraient donc dû reposer sur des éléments particulièrement étayés et précis.

94.  Le Gouvernement indique que les juridictions internes apprécient la bonne foi au regard des dispositions de l’article 10 de la Convention et de quatre critères qui doivent être cumulativement réunis : la légitimité du but poursuivi, l’absence d’animosité personnelle, le caractère sérieux de l’enquête ou des éléments dont dispose l’auteur des propos et la prudence dans l’expression. Dans la présente affaire, la cour d’appel a jugé que ces conditions n’étaient pas réunies et que ces attaques étaient un « règlement de compte ».

95.  Selon le Gouvernement, le requérant ne saurait soutenir que les propos litigieux, diffusés en dehors de l’enceinte judiciaire, constituaient une stratégie de défense, alors qu’il existait d’autres moyens pour faire valoir son point de vue. Le requérant les a d’ailleurs utilisés et a obtenu, par arrêt du 21 juin 2000, le dessaisissement des deux magistrats.

Il ajoute qu’il n’est pas reproché au requérant de s’être exprimé en dehors de l’enceinte judiciaire, mais d’avoir diffusé des propos excessifs, alors qu’il lui était loisible de s’exprimer sur le déroulement de la procédure en des termes sévères, mais non infâmants pour les services de l’État.

En conséquence, le Gouvernement, considère que les motifs retenus par les juges internes pour rejeter l’excuse de bonne foi étaient pertinents et suffisants et que l’absence de mesure et de prudence a rendu l’ingérence nécessaire.

96.  Quant au caractère proportionné de la sanction, le Gouvernement estime qu’elle ne saurait être considérée comme excessive ou de nature à avoir un effet dissuasif pour l’exercice de la liberté d’expression.

Le Gouvernement conclut que l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique afin d’assurer la protection de droits énoncés au paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention.

2.  Appréciation de la Cour

97.  La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » et si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, entre autres, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 45, CEDH 2007‑XI).

98.  Elle rappelle à cet égard qu’afin d’évaluer la justification d’une déclaration contestée, il y a lieu de distinguer entre déclarations factuelles et jugements de valeur. Si la matérialité des faits peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude ; l’exigence voulant que soit établie la vérité de jugements de valeur est irréalisable et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10. La qualification d’une déclaration en fait ou en jugement de valeur relève cependant en premier lieu de la marge d’appréciation des autorités nationales, notamment des juridictions internes. Par ailleurs, même lorsqu’une déclaration équivaut à un jugement de valeur, elle doit se fonder sur une base factuelle suffisante, faute de quoi elle serait excessive (voir par exemple, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 55).

99.  Par ailleurs, s’agissant de l’objet des propos incriminés, la Cour rappelle qu’elle tient toujours compte de la mission particulière du pouvoir judiciaire dans la société ; en tant que garants de la justice, l’action des magistrats et des procureurs a besoin de la confiance des citoyens pour prospérer. Dans cette perspective, il peut s’avérer nécessaire de les protéger d’attaques destructrices dénuées de fondement sérieux, d’autant plus que le devoir de réserve interdit aux magistrats visés de réagir (Rizos et Daskas c. Grèce, no 65545/01, § 43, 27 mai 2004).

100.  En outre, la Cour observe que le statut spécifique des avocats leur fait occuper une position centrale dans l’administration de la justice, comme intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux, ce qui explique les normes de conduite imposées en général aux membres du barreau (Casado Coca c. Espagne, 24 février 1994, § 54, série A no 285‑A). Toutefois, comme la Cour a déjà eu l’occasion de l’affirmer, la liberté d’expression vaut aussi pour les avocats, qui ont le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice, mais dont la critique ne saurait franchir certaines limites (Amihalachioaie c. Moldova, no 60115/00, §§ 27-28, CEDH 2004‑III). A cet égard, il convient de tenir compte du juste équilibre à ménager entre les divers intérêts en jeu, parmi lesquels figurent le droit du public d’être informé sur les questions qui touchent à l’intérêt général et au fonctionnement du pouvoir judiciaire, les impératifs d’une bonne administration de la justice, la dignité de la profession d’avocat et la bonne réputation des magistrats (Schöpfer c. Suisse, 20 mai 1998, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III).

101.  En l’espèce, la Cour relève que le requérant a fait des déclarations à un journaliste du quotidien « Le Monde » et que celles-ci furent reprises dans un article qui parut le 7 septembre 2000 sous le titre « Affaire Borrel : remise en cause de l’impartialité de la juge M. ».

Dans cet article, les avocats de Mme Borrel, dont le requérant, accusaient la juge d’instruction d’avoir « un comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté » et d’avoir omis, avec son collègue, « de coter et de transmettre une pièce de procédure à son successeur ». Après avoir mentionné une note du procureur de Djibouti adressée à la juge M. en des termes « assez familiers », l’article précisait que les avocats, dont le requérant, étaient « évidemment furieux » et que, selon ce dernier, « cette pièce démontr[ait] l’étendue de la connivence » existant « entre le procureur de Djibouti et les magistrats français » et on ne pouvait « qu’être scandalisé ».

102.  La Cour observe que, dans cet article, le requérant ne s’est pas limité aux déclarations factuelles concernant l’absence de transmission de la cassette et la présence d’une lettre émanant du procureur de Djibouti dans la jaquette de celle-ci. Il a, en outre, assorti ces constatations de fait de jugements de valeur mettant en cause l’impartialité et la loyauté de la juge M. et affirmant l’existence d’une connivence entre les juges d’instruction et le procureur de Djibouti.

103.  La Cour note encore que le tribunal a constaté que le requérant n’avait pas contesté le caractère diffamatoire de ces propos et qu’il revendiquait la teneur des imputations qu’il estimait entièrement fondées (voir paragraphe 21 ci-dessus).

104.  Par ailleurs, le requérant et un de ses confrères avaient adressé la veille, soit le 6 septembre 2000, un courrier à la Garde des sceaux comportant les mêmes affirmations et demandant que soit ordonnée une enquête de l’inspection générale des services judiciaires sur « les nombreux dysfonctionnements » « mis à jour dans le cadre de l’information judiciaire » sur le décès du juge Borrel (voir paragraphe 15 ci-dessus).

105.  La Cour constate enfin que la juge M. avait été dessaisie du dossier d’instruction de cette affaire par décision de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris du 21 juin 2000. Elle n’était donc plus en charge de cette affaire lorsque le requérant fit des déclarations concernant sa manière de travailler dans cette affaire.

106.  Dans ces conditions, la Cour constate que le requérant a attaqué publiquement, dans un quotidien à grande diffusion, la juge d’instruction et le fonctionnement de l’institution judiciaire le lendemain même du jour où il avait saisi la Garde des sceaux, sans attendre les résultats de sa demande.

Même si son but était d’alerter le public à propos d’éventuels dysfonctionnements de l’institution judiciaire, ce que la Cour a reconnu comme étant un débat d’intérêt public (voir Kudeshkina c. Russie, no 29492/05, § 94, 26 février 2009), le requérant l’a fait en des termes particulièrement virulents et en prenant le risque d’influencer non seulement la Garde des sceaux mais encore  la chambre d’instruction, saisie de sa demande dans le dossier de l’église de la scientologie (voir paragraphe 37 ci-dessus).

Il va sans dire également que la liberté d’expression vaut aussi pour les avocats, qui ont certes le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice, mais dont la critique ne saurait franchir certaines limites (Schöpfer, précité, § 33). En effet, eu égard au rôle clé des avocats dans ce domaine, on peut attendre d’eux qu’ils contribuent au bon fonctionnement de la justice et, ainsi, à la confiance du public en celle-ci (Schöpfer, précité, § 30).

La Cour rappelle que la presse représente l’un des moyens dont disposent les responsables politiques et l’opinion publique pour s’assurer que les juges s’acquittent de leurs hautes responsabilités conformément au but constitutif de la mission qui leur est confiée (Prager et Oberschlick c. Autriche, arrêt du 26 avril 1995, série A no 313, § 34, et July et Sarl Libération c. France, no 20893/03, § 66, CEDH 2008 (extraits), les avocats ont pour mission première de défendre leurs clients et disposent de recours juridiques pour tenter de remédier à d’éventuels dysfonctionnements de la justice, recours que le requérant avait déjà exercés avec un premier succès en l’espèce.

Au regard de l’ensemble de ces éléments, la Cour conclut qu’en s’exprimant comme il l’a fait, le requérant a adopté un comportement dépassant les limites que les avocats doivent respecter dans la critique publique de la justice.

107.  Cette conclusion se trouve renforcée par la gravité des accusations lancées dans l’article et notamment le fait que la juge aurait eu « un comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté » et aurait été « de connivence avec le procureur de Djibouti ».

La Cour estime que dans les circonstances de l’affaire, les juridictions internes ont pu, à juste titre, être convaincues que ces propos, prononcés par un avocat, étaient graves et injurieux à l’égard de la juge M., qu’ils étaient susceptibles de saper inutilement la confiance du public à l’égard de l’institution judiciaire, puisque l’instruction du dossier avait été confiée à un autre juge depuis plusieurs mois, et qu’il existait des raisons suffisantes de condamner le requérant (voir a contrario Foglia c. Suisse, no 35865/04, § 95, 13 décembre 2007).

Par ailleurs, compte tenu de la chronologie des événements, ces déclarations pouvaient, comme l’a relevé la cour d’appel, laisser penser que les propos du requérant étaient dictés par une animosité personnelle envers la juge M. (voir paragraphe 37 ci-dessus).

108.  La Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une atteinte au droit à la liberté d’expression (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 111, CEDH 2004-XI et Brunet-Lecomte et autres c. France, no 42117/04, 5 février 2009, § 51).

Quant à la « proportionnalité » de la sanction, la Cour relève que le requérant a été déclaré coupable d’un délit et condamné au paiement d’une amende pénale. Toutefois, d’une part, vu la marge d’appréciation que l’article 10 de la Convention laisse aux États contractants, on ne saurait considérer qu’une réponse pénale à des faits de diffamation est, en tant que telle, disproportionnée au but poursuivi (arrêt Radio France et autres c. France du 30 mars 2004, n 53984/00, CEDH 2004-II, § 40). D’autre part, le montant de l’amende prononcée contre le requérants, soit 4 000 euros, ne paraît pas démesuré ; le même constat s’impose s’agissant des dommages-intérêts d’un montant de 7 500 euros qu’il a été, solidairement avec ses deux coïnculpés, condamné à payer aux parties civiles. Dans ces circonstances et eu égard à la teneur des propos litigieux, la Cour estime que les mesures prises contre les requérants n’étaient pas disproportionnées au but légitime poursuivi.

109.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que les autorités n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation en sanctionnant le requérant. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

110.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

111.  Le requérant réclame 33 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’il aurait subi. Il inclut les amendes et dommages et intérêts qu’il a été condamné à verser ainsi que les frais de justice qu’il a dû rembourser aux parties civiles. Au titre du préjudice moral, il demande le versement de 50 000 euros.

112.  Le Gouvernement fait observer que le requérant ne justifie le paiement que de 4 270 euros en mai 2011 et que c’est solidairement avec le directeur de publication du journal et la journaliste qu’il avait été condamné à payer des dommages et intérêts et des frais de justice aux parties civiles.

Quant au préjudice moral le Gouvernement estime qu’un constat de violation suffirait à le réparer.

113.  La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 6 000 EUR au titre du préjudice moral.

B.  Frais et dépens

114.  Le requérant demande également 12 318, 80 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Il produit des notes d’honoraires de deux avocats ainsi que la copie des chèques ayant servi à régler ces sommes.

115.  Le Gouvernement souligne que les notes d’honoraires produites sont dépourvues de précisions sur la nature des prestations effectuées et ne permettent pas d’établir un lien avec la présente affaire. Il estime qu’en tout état de cause, la somme devrait être ramenée à de plus justes proportions, soit 5 000 EUR.

116.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 6 000 EUR pour la procédure devant la Cour et l’accorde au requérant.

C.  Intérêts moratoires

117.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1.  Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

 

2.  Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

 

3.  Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention ;

 

4.  Dit, par six voix contre une,

a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme suivante :

6 000 EUR (six mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

 

5.  Dit, à l’unanimité,

a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme suivante :

6 000 EUR (six mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

 

6.  Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 juillet 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Claudia Westerdiek              Mark Villiger
Greffière              Président

 

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées des juges Yudkivska et Lemmens.

 

M.V.
C.W.


 


OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DE

LA JUGE YUDKIVSKA

La présente affaire porte sur l’équilibre entre la liberté de la parole d’un avocat et la nécessité de maintenir l’autorité de la justice, équilibre dont nous ne pouvons pas surestimer l’importance. En évaluant les intérêts conflictuels qui sont en jeu dans cette affaire, je ne peux pas partager l’opinion de mes collègues qui trouvent proportionnée l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression du requérant.

A mon avis, la majorité de la chambre n’a pas donné toute leur dimension à un certain nombre de faits importants.

Il s’agit en premier lieu du rôle particulier des avocats. A part la nécessité de maintenir l’autorité de la justice, un avocat a l’obligation de « défendre avec zèle les intérêts de ses clients »[1].

Le requérant a été furieux d’apprendre que la juge n’avait pas trouvé indispensable « de coter et de transmettre (...) à son successeur » une partie des preuves qu’il estimait importantes. Il a saisi la Garde des Sceaux et donné une interview dans un journal. La majorité de la chambre a partagé l’opinion des instances judiciaires nationales, à savoir que les expressions utilisées par le requérant ont montré son « animosité » et qu’il n’y avait aucune raison de critiquer d’une manière aussi brusque la juge, qui avait été déjà dessaisie de l’instruction de cette affaire.

Or ce sont justement les avocats qui ont la responsabilité d’attirer l’attention sur les défauts de l’instruction et de la procédure judiciaire au nom des intérêts de la justice. Il ne fait aucun doute que les expressions dont un avocat fait usage doivent être acceptables et ne doivent pas avoir pour but d’humilier ou de vexer les acteurs de la procédure judiciaire, y compris le juge. Mais si le but des paroles d’un avocat est de révéler les défauts et non d’offenser, comme cela a été le cas, à mon avis, dans cette affaire, alors il m’est très difficile de trouver des raisons suffisantes pour les limiter.

Les expressions utilisées par le requérant ne visaient pas la juge personnellement, elles critiquaient son comportement lors du procès. Ainsi, les paroles du requérant, qui a dit que la juge avait eu « un comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté » et aurait été « de connivence avec le procureur de Djibouti », comme cela a été reconnu par la majorité, sont des jugements de valeur basés sur un fait incontestable : l’absence de transmission de la cassette et la présence d’une lettre émanant du procureur de Djibouti dans la jaquette de celle-ci (paragraphe 102 de l’arrêt).

De ce fait, ces paroles, même si elles comportent une certaine exagération, ne doivent pas être considérées comme une attaque personnelle injustifiée, mais plutôt comme une interprétation d’une question ayant une grande portée publique[2].

L’interview du requérant faisait partie des débats publics concernant cette affaire retentissante. L’intérêt public – le bon fonctionnement de la justice –  le concernait tout d’abord en tant qu’avocat des victimes qui, comme cela est indiqué dans l’affaire Mor c. France, « avaient un intérêt certain, pour leur défense et l’instruction sereine et indépendante de leur plainte (...). (...) la défense de ses clients pouvait se poursuivre avec une intervention dans la presse (...) dès lors que l’affaire suscitait l’intérêt des médias et du public »[3].

C’est pourquoi je ne peux pas accepter les arguments de la majorité selon lesquels la critique du requérant était exagérée, car la juge M. « n’était donc plus en charge de cette affaire lorsque le requérant fit des déclarations concernant sa manière de travailler dans cette affaire ».

La critique du requérant concernait justement le comportement de la juge M. après la transmission de l’affaire à un autre juge et notamment le fait qu’une partie des preuves n’avait pas été transmise au nouveau juge. Selon le requérant, cela aurait pu nuire à la poursuite de l’instruction, ce dont il a jugé nécessaire d’informer la Garde des Sceaux et l’opinion publique.

La majorité reproche également au requérant d’avoir donné l’interview contestée « le lendemain même du jour où il avait saisi la Garde des Sceaux, sans attendre les résultats de sa demande ». Pourtant, le fait de saisir la Garde des Sceaux et l’interview dans le journal avaient manifestement des buts différents. Le premier avait pour but de frapper la juge d’une sanction disciplinaire et cela est un moyen procédural dont un avocat dispose pour supprimer les défauts de la justice. Le deuxième avait pour but d’attirer l’attention du public sur les défauts de l’instruction dans cette affaire largement discutée. Je ne crois pas que nous puissions reprocher à un avocat, qui a les moyens procéduraux de supprimer les défauts de la procédure judiciaire dont il a fait usage (comme dans la présente affaire) ou non, d’avoir engagé un débat public, car ces deux voies ont des directions différentes. En outre, les sanctions disciplinaires contre la juge ne sont pas obligatoirement connues du public, même si les manquements évidents sont constatés dans le travail de cette juge. En même temps, la mission d’un avocat est, dans l’intérêt de la justice, de faire tout son possible pour que l’instruction puisse se poursuivre d’une manière objective et impartiale. Comme la Cour l’a rappelé dans l’affaire Kyprianou[4] : « Pour avoir confiance dans l’administration de la justice, le public doit avoir confiance en la capacité des avocats à représenter effectivement les justiciables. »

Le principe de la justice équitable comprend le droit de recourir à l’assistance d’un avocat indépendant qui s’acquitte de ses devoirs professionnels sans restrictions excessives ou empiètement. La possibilité d’exprimer librement son opinion est une condition indispensable pour qu’un avocat puisse accomplir son principal devoir professionnel, c’est-à-dire la défense des intérêts du mandant. Car la parole – les arguments et les persuasions, prononcée et écrite – est l’arsenal principal d’un avocat. Comme cela a été dit à ce sujet par mon honorable collègue, le juge Casadevall : « La parole ! Seule arme (avec la plume ou le clavier), toute simple et en même temps redoutable, à la portée de l’avocat lorsque (...) il doit assumer la défense d’un justiciable »[5].

La possibilité de déposer une plainte devant un organe disciplinaire n’est pas vraiment un moyen d’expression adéquat de la liberté de parole d’un avocat. Par ailleurs, le débat public sur un problème de procédure judiciaire est nécessaire dans une société démocratique.

Il est évident que toute critique de la part d’un avocat doit être évaluée d’une manière très rigoureuse, car le public a plus confiance en la parole de l’avocat qui connaît la situation de l’intérieur que, par exemple, en la parole des journalistes qui couvrent le procès dans les médias. Mais il n’est pas rationnel de laisser la possibilité de critiquer uniquement aux personnes « de l’extérieur », car le mur du silence des professionnels, bâti autour d’un procès important pour l’opinion publique, discrédite le tribunal à ses yeux plus que les critiques émanant des professionnels. C’est justement de la part des juristes qui représentent l’affaire au tribunal et possèdent une qualification indispensable pour voir les fautes et les défauts du procès que le public attend de recevoir des informations. Faire de la procédure judiciaire un espace clos où on n’a pas l’habitude de « laver son linge sale » affecte, à mon avis, l’image de la justice plus que la critique exprimée d’une manière expressive, à condition, bien sûr, qu’elle ne devienne pas vexante ou ne se transforme pas en conjectures. De ce point de vue, je ne crois pas que l’on puisse considérer les expressions utilisées par le requérant comme des « attaques dénuées de fondement »[6].

Enfin, la condamnation de l’avocat pour ses jugements de valeur me paraît disproportionnée. L’existence même des poursuites pénales a un effet dissuasif ; or il ne faut pas que les avocats défendant les droits de leurs mandants aient peur d’être traduits pour cela en justice.

Au regard de ce qui vient d’être dit, j’arrive à la conclusion que, dans la présente affaire, les droits du requérant garantis par l’article 10 de la Convention n’ont pas été dûment respectés.

 


 


OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE LEMMENS

J’ai voté comme la majorité en faveur d’un constat de violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de non-violation de l’article 10. Je me suis toutefois distancié de mes collègues en ce qui concerne l’application de l’article 41 de la Convention.

En l’espèce, la seule violation que la Cour a constatée a trait à la composition de la chambre criminelle de la Cour de cassation qui a rejeté le pourvoi en cassation du requérant. La violation concerne, plus spécifiquement, un seul des dix conseillers faisant partie de la chambre.

La Cour n’estime pas que la décision de la Cour de cassation soit critiquable quant à son contenu, du point de vue de la Convention. En effet, elle rejette le grief tiré de la violation de l’article 10.

Dans ces circonstances, il me semble que le constat de violation de l’article 6 § 1 de la Convention constituerait une réparation suffisante du préjudice moral subi par le requérant."

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